« Discours sur la servitude volontaire » d’Étienne de La Boétie : un essai sur la liberté

Cet essai du juriste français Étienne de la Boétie (1530-1563), classique de la théorie politique, rend compte de l’expérience de la liberté et, à l’instar de Périclès dans son éloge des tombés amoureux d’Athènes, met en évidence sa dimension civique. Le livre comprend un récit de Michel de Montaigne sur la mort de l’auteur.

Si la lecture d’Étienne de La Boétie est si troublante, c’est sans doute à cause de la condition barbare qui nous révèle : elle nous révèle le monstre qui se niche à l’intérieur de chaque homme, et qui l’enchaîne sans vergogne aux carcans politiques les plus déchirants. Et bien que son discours n’ait pas eu l’intention de cautériser cette blessure mortelle subie, selon lui, par le petit peuple et qui, des siècles plus tard, avec l’expérience successive des tyrannies, implicites et explicites, n’a fait que s’envenimer avec plus de véhémence, son essai constitue un avertissement important pour les navigateurs, rappelant, sans palliatifs rhétoriques, que la soumission la plus sauvage n’est pas celle qui brise par la force, mais par l’élection populaire scandaleuse et la passivité de la coutume.

Il n’y a pas de politique sans connaissance de l’homme : tel pourrait être le corollaire du bref ouvrage de La Boétie qui, après avoir vérifié les penchants humains, tisse nonchalamment toute cette trame qui comprend l’obstination du pouvoir et la passion de l’autorité, ainsi que les faiblesses qui conduire à la subordination. De ceux qui l’ont précédé dans l’exercice de la sagesse — qui, comme la politique, n’est rien de plus qu’une des branches de l’anthropologie — il apprend à entrevoir les calculs du tyran et les symptômes dans lesquels se manifeste cette liberté médiatisée et peu à peu assujettie. . .

Il n’y a pas de politique sans connaissance de l’homme : tel pourrait être le corollaire du petit ouvrage de La Boétie

L’écrivain français est perspicace, niant, par principe, toute dignité ou attribut au tyran et convainquant le lecteur qu’il ne peut exercer sa domination que si ceux qui sont tyrannisés le veulent. Si les hommes servent, c’est parce qu’ils sont élevés comme serviteurs. Et elle est aussi réaliste, puisqu’elle aide à comprendre que la lutte contre l’autoritarisme ne dépend pas de déclarations de guerre ou de menaces de révolution, mais d’éviter la dissipation ou l’indifférence politique, qui sont perçues comme les vrais maux de la république.

Le discours est aussi dit « contre l’Un » car le tyran qui déracine l’homme de la terre de liberté détruit l’amitié et bannit le pluralisme, pillant les frontières et atteignant les retranchements de l’intimité humaine. « C’est difficile de croire qu’il y a quelque chose de public dans ce gouvernement où tout appartient à une seule personne », dit-il. Ainsi périt la res publica, le bien commun, supplanté par la prétention particulière, subjective, de ceux qui s’érigent en propriétaires des autres hommes. On pourrait dire que cette défense de l’État de droit n’est pas nouvelle, aboutissant à la même conclusion à laquelle Platon était parvenu lorsque les circonstances l’ont forcé à se désenchanter de la possibilité pratique de l’utopie. Mais, selon le cours de l’histoire, elle ne doit pas tomber dans l’oubli.

Ce que, en tout cas, La Boétie, qui aurait été une promesse tronquée de lettres françaises n’eût été le plus bel éloge d’amitié que lui écrivit Montaigne, osa se demander, c’est, outre la raison de cet inexorable esprit servile qui, avec scandale, a violé la condition naturelle de l’homme, par son caractère révulsif.

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APOLOGIE BRULANTE DES HUMANITÉS

Et c’est ici que son discours pour la liberté peut être interprété comme une ardente apologie des humanités. Lui, qui selon Montaigne avait été retranché par « le patron des classiques », explique que l’histoire de la lutte pour la liberté, transmise dans les légendes et les livres, ainsi que ce qu’il appelle la « doctrine », évoque les castes d’un charme et éveille chez les hommes « bien nés » un désir féroce. Il semble que telle soit la vocation de cet essai, peu connu, qui transmet, avec un esprit gréco-latin, l’expérience classique de la liberté et, à l’instar de Périclès dans son éloge de ceux qui sont tombés pour Athènes, met en lumière la dimension politique de la liberté. même.

Mais c’est une œuvre, en quelque sorte, révolutionnaire ; contrairement aux classiques, il n’y a pas de tyrannie caritative pour les Français. La Boétie ne se fait pas non plus d’illusions ; est conscient que seuls quelques-uns ont le courage de vouloir être libres, de se reconnaître comme tels. Dans sa psychologie prophétique de la servitude, il amalgame ainsi deux vecteurs qui, un peu plus tard, seront condamnés à diverger : la liberté et l’égalité. Car, en effet, si nous sommes libres, c’est parce qu’il n’est pas possible que « la nature ait mis quelqu’un en servitude, nous ayant tous mis en compagnie ». Au-delà de cette condition ontologique, ce qu’il dénonce, c’est la perte de cette passion enflammée pour défendre la liberté qui constituait le meilleur vaccin contre ceux qui cherchaient à l’usurper.

L’État de droit, avec ses freins et contrepoids, est-il une structure protectrice ?

A-t-il trouvé un remède à cette maladie mortelle dont parle La Boétie ? L’État de droit, avec ses freins et contrepoids, est-il une structure protectrice ? En fait, la leçon de ce classique de la théorie politique est qu’il n’en est rien : le danger, apprend-on, n’est pas tant le mécanisme ou la procédure qui assure l’assentiment de la fonction de gouvernant, que la véritable implication politique des citoyens , sans médiatiser dans la conformation de la volonté publique des intérêts fallacieux ou des manipulations sophistiques.

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La clé politique serait donc dans cette vertu que tant les classiques que La Boétie ou le sien, désormais inséparable à jamais, Montaigne, considéraient comme une vertu sacrée : l’amitié, dont le sens civique découvre le bien commun dissipé par la force, tyrannique aussi, de l’individualisme. Quant à La Boétie, c’est l’incapacité du tyran à être l’ami de ses semblables, l’incapacité d’aimer et d’être aimé, qui devrait nous être tout aussi insupportable aujourd’hui. Rien de plus définitif contre l’attitude tyrannique. En ce sens, c’est un succès que la maison d’édition Trotta ait décidé d’inclure, avec le texte du discours, à la fois l’histoire significative de sa mort écrite par Montaigne, et la réflexion de ce dernier sur l’amitié, entre autres ouvrages. Depuis la mort prématurée de La Boétie, explique l’auteur des Essais, « il me semble n’être qu’à mi-chemin ». Peut-on dire quelque chose de plus profond ?


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