L’anarchie et l’âge d’or de la piraterie

À la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, Madagascar était un paradis pour les pirates. Une histoire à leur sujet est qu’ils ont établi une communauté utopique à Madagascar appelée Libertalia. L’histoire est racontée dans The History of the Pyrates, Volume II (1728), par le « Captain Charles Johnson », considéré par certains comme un pseudonyme de Daniel Defoe (vers 1660-1731), auteur de Robinson Crusoé. D’autres ont attribué le livre à Nathaniel Mist (mort en 1737), qui avait passé quelque temps comme marin dans les Caraïbes, où la piraterie sévissait alors. [Une histoire générale des vols et des meurtres des pirates les plus notoires, Vols. I & II, ed J. Franzén (publié indépendamment, 2017)] Qui que soit vraiment le capitaine Johnson, son histoire des pirates en deux volumes était très populaire et largement lue.

L’histoire des Pyrates, volume II, contient un chapitre sur le capitaine James Misson (chapitre XX), un pirate français dont le nom ne se trouve dans aucun autre document historique. Prétendument actif dans les années 1690, Misson commence ses aventures maritimes dans la marine française, puis développe une sensibilité anarchiste. Lors d’une permission à terre à Rome, Misson observe la « vie licencieuse du clergé » et le « luxe de la cour papale ». [page 3] Il en vient à se rendre compte que la religion est utilisée pour escroquer le peuple, les « plus sages » en étant bien conscients. [page 3] Ceux qui sont plus haut dans la hiérarchie de l’Église utilisent les croyances religieuses pour exploiter le peuple et servir leurs propres intérêts. À cet égard, ils ne sont pas différents de l’aristocratie.

Un prêtre catholique dissident nommé Caraccioli rejoint Misson dans ses aventures et convainc Misson et son équipage que « toute religion n’était autre que la politique humaine ». [page 8] Quant au gouvernement, le prêtre soutient que « tout Homme est né libre, et a autant Droit à ce qui le soutiendrait qu’à l’Air qu’il respirait ». [page 10] Le gouvernement découle de l’autorité patriarcale, les patriarches les plus forts asservissant les plus faibles, jetant ainsi le « premier fondement de la monarchie ». [page 11] Le prêtre persuade Misson et son équipage de devenir des pirates, vivant « une vie de liberté », plutôt que de rester sous le commandement de la monarchie française. [page 13]

L’équipage confirme Misson comme capitaine et choisit « ses officiers subalternes », qui doivent toujours agir dans « l’intérêt commun ». [page 14] Le prêtre suggère que si l’obéissance à un gouvernement qui agit « pour le bien commun de tous » est justifiée, le gouvernement français sous le pavillon duquel ils naviguaient était tyrannique, traitant le peuple comme des esclaves et lui fournissant  » rien que l’oppression, la pauvreté et toutes les misères de la vie. [page 15] Néanmoins, le prêtre plaide contre l’adoption du drapeau noir des « Pyrates, qui sont des Hommes de Vies dissolues et sans Principes », mais de faire flotter à la place un drapeau blanc, avec la devise, « pour Dieu et la Liberté », inscrite dessus, car la leur était « la cause de la liberté », pas l’auto-glorification. [page 16]

Le butin de l’équipage est conservé dans un coffre dont chaque membre d’équipage a une clé, avec « Misson leur disant que tout devrait être en commun ». [page 16] Misson conseille à l’équipage de se traiter comme des égaux, sans que personne n’agisse en tyran d’un autre, et de rester unis comme des frères. Ils sont libres de quitter le navire quand ils le souhaitent, moment auquel ils recevront leur part des recettes. [page 25] Lorsqu’il s’agit de déterminer où leur navire doit aller ensuite, l’équipage décide par un vote démocratique. [page 27]

Misson ordonne à son équipage de traiter tous les prisonniers avec humanité et générosité. [page 18] Ils ne restent pas longtemps prisonniers, soit libérés, soit invités à rejoindre l’équipage pour vivre une vie libre en haute mer, une option souvent prise par les marins servant (souvent involontairement) sous un ressortissant européen drapeau, soumis à des conditions difficiles et à la discipline. Misson et son équipage offrent la liberté aux huguenots français, membres d’une minorité religieuse persécutée, et aux esclaves africains trouvés parmi la cargaison des navires qu’ils ont capturés. [p. 25 & 28]

Misson dit à son équipage qu ‘«il n’avait pas exempté son cou de l’exaspérant Yoak de l’esclavage, et affirmé sa propre liberté, pour asservir les autres». [page 28] Il dénonce le racisme, affirmant que les Africains noirs sont égaux aux Européens blancs, bien qu’ils aient une peau de couleur différente, «des coutumes ou des rites religieux», et doivent donc «être traités comme des hommes libres». [p. 28-29] Il soutient que personne ne devrait avoir le «pouvoir de la liberté d’autrui» et dénonce les justifications religieuses de l’esclavage. [page 28] L’équipage accepte de bon cœur, et les Africains, libérés de leurs chaînes, deviennent des membres égaux de l’équipage.

Celui qui a écrit l’Histoire des Pyrates, que ce soit le Capitaine Johnson, Daniel Defoe, Nathaniel Mist ou quelqu’un d’autre, semble avoir été un Protestant quelconque, d’où le drapeau blanc avec « Dieu et Liberté » inscrit dessus. [page 16] C’est la religion institutionnalisée, en particulier l’Église catholique, et non la croyance religieuse, que le capitaine Misson aurait dénoncé.

Cela conduit à une scène où le capitaine Misson menace un équipage néerlandais d’être « fouetté et mariné » pour avoir utilisé le nom du Seigneur en vain et pour avoir bu, en raison des effets négatifs sur l’équipage de Misson. [page 30] Alors que de nombreux pirates anglais étaient nominalement protestants, et souvent anti-catholiques (fournissant une justification pour le pillage des navires espagnols), il est peu probable que quelqu’un ait tenté d’interdire les jurons, et encore plus improbable que des pirates aient navigué sans alcool (bien qu’un capitaine pirate aurait tiré sur un membre d’équipage pour avoir été « inattentif pendant la messe » et pour avoir répondu « à une réprimande par un blasphème »). [Gabriel Kuhn, Life Under the Jolly Roger: Reflections on Golden Age Piracy (Oakland: PM Press, 2010), pp. 61 – 63.]

L’interjection des opinions morales personnelles de l’auteur concernant l’utilisation de blasphèmes et d’alcool est incompatible avec le portrait général du capitaine Misson en tant qu’anti-autoritaire épris de liberté, illustrant les propres limites de l’auteur dans le développement du personnage et sa tendance au didactisme. Sinon, la représentation du capitaine Misson et de son équipage est celle d’une sorte d’utopie anarchiste flottante, où toutes les décisions importantes sont prises par consensus ou par vote démocratique, tout est tenu en commun, les esclaves sont libérés et personne n’est maître des autres. Dépourvu des éléments fantastiques trouvés dans l’Australie imaginaire de de Foigny, le portrait de Misson et de son équipage conserve une plausibilité suffisante pour persuader les lecteurs qu’une société anarchiste, au moins à l’échelle d’un navire, est peut-être possible.

La représentation de Libertalia, l’« utopie » pirate fondée par Misson et son équipage à Madagascar, conserve initialement de nombreux aspects libertaires de la vie menée par Misson et son équipage à bord de leur navire. Ils sont appelés les Liberi pour souligner l’égalité de statut de chacun, quelle que soit sa race ou son origine nationale. [page 47] Bien qu’ils construisent un fort, un peu comme le ferait n’importe quelle puissance coloniale cherchant à occuper une zone déjà habitée par d’autres, ils s’efforcent d’établir une relation pacifique avec les habitants locaux, de sorte que le but premier du fort devienne défendre Libertalia contre les attaques extérieures. [p. 47 – 48 & 81 – 82]

Misson et son équipage maintiennent leur opposition à l’esclavage. Lorsque les villageois voisins offrent 45 hommes et femmes, faits prisonniers lors d’un conflit local, comme esclaves des Liberi, ils acceptent le cadeau mais libèrent immédiatement les prisonniers, leur faisant « comprendre qu’ils [les Liberi] étaient des ennemis de l’esclavage. ” [page 91] Lorsqu’il a besoin de plus de navires, Misson demande à un autre capitaine pirate, Tew, de capturer un navire négrier. Tous les esclaves à bord sont libérés, puis rejoignent la colonie de Libertalia, où ils apprennent à être des marins. [p. 91 – 93] Bientôt, ils deviennent des membres égaux des équipages capturant des navires dans l’océan Indien. [p. 93 – 94]

Après avoir saisi un navire au trésor portugais, avec des pertes importantes parmi l’équipage de Misson, il persuade les Liberi de libérer l’équipage portugais, malgré le danger qu’ils signalent l’emplacement de Libertalia aux autorités portugaises, l’ouvrant à l’attaque. Misson assure aux prisonniers portugais qu’ »il n’a pas fait la guerre aux opprimés, mais aux oppresseurs ». [page 90] Misson demande aux prisonniers libérés de prêter serment de ne jamais attaquer Libertalia, mais plus tard, une petite flotte de navires de guerre portugais tente un assaut contre la colonie.

Après que les Libertaliens ont coulé deux des navires de guerre et en ont capturé un troisième, ils trouvent deux des prisonniers portugais libérés parmi l’équipage. Ceci est considéré comme une terrible trahison. Cette fois, les prisonniers portugais sont jugés devant une assemblée des Liberi pour avoir violé leurs serments. L’ancien prêtre, Caraccioli, et Misson s’opposent à la peine de mort, car en dehors de la bataille, seul Dieu devrait avoir « le pouvoir sur la vie d’autrui ». [page 98] Mais le capitaine Tew convainc l’assemblée que si les prisonniers « étaient de nouveau rendus à cette liberté dont ils avaient déjà abusé », ils reviendraient bientôt pour attaquer Libertalia. [page 98] L’assemblée se prononce alors pour la pendaison des deux prisonniers, et ils sont mis à mort.

Un autre écart par rapport aux approches préconisées par Misson se produit lorsque les Liberi capturent un navire avec des pèlerins à bord en route vers La Mecque. Misson est incapable de convaincre l’équipage de libérer tous les prisonniers, l’équipage insistant pour qu’ils gardent cent femmes célibataires de 12 à 18 ans à ramener à Libertalia. [page 94] Les deux histoires soulignent qu’en fin de compte les équipages prennent les décisions importantes, mais aussi qu’ils ne sont pas aussi humains ou aussi éclairés que Misson. Misson est peut-être leur capitaine, mais il n’exerce pas d’autorité coercitive sur eux.

S’appuyant sur les travaux de l’anthropologue radical Pierre Clastres (Anarchisme, Volume Deux, Sélection 64), Gabriel Kuhn a soutenu que les capitaines pirates étaient similaires aux « chefs » dans les sociétés apatrides, et cela apparaît particulièrement vrai dans le cas du capitaine Misson. Les études anthropologiques de Clastres sur les sociétés amérindiennes apatrides l’ont amené à conclure que « la caractéristique la plus notable du chef [amérindien] consiste en son absence presque totale d’autorité ». [Pierre Clastres, cité dans Kuhn, page 30] Misson, tout comme un chef dans une société apatride amérindienne : 1. « est élu et remplaçable. 2. Son pouvoir repose uniquement sur le mérite. 3. Son pouvoir est contrôlé par la communauté. 4. C’est un pacificateur. 5. Il est généreux de ses biens » (dans le cas de Misson, au point de mettre en place une forme de communisme au sein de son équipage, au lieu de réclamer une plus grande part du trésor, comme le faisaient la plupart des capitaines pirates). « 6. C’est un bon orateur. 7. Il est un chef de guerre compétent. [Kuhn, page 30]

Jusqu’à l’introduction du personnage du capitaine Tew (basé sur un véritable pirate actif dans l’océan Indien dans les années 1690), le portrait du capitaine Misson et de son équipage est une représentation idéalisée du pirate comme une sorte d’ »anti-pirate ». – moralement scrupuleux, honorable, humain, pieux, libertaire, égalitaire, anti-autoritaire et anti-esclavagiste, avec le drapeau blanc de « Dieu et Liberté » à la place du Jolly Roger noir. Sous l’autorité morale et non coercitive du capitaine Misson, assisté de l’ancien prêtre Caraccioli, l’équipage agit comme des maraudeurs anarchistes libérant non seulement les trésors mais la cargaison humaine des riches et des puissants, quel que soit le drapeau national sous lequel les spoliés les navires peuvent naviguer.

Trahissant les sentiments plus libéraux de l’auteur de l’Histoire des Pyrates, cette utopie anarchiste flottante commence à s’effondrer après que les pirates ont établi Libertalia et que le capitaine Tew arrive avec son propre équipage qui lui est fidèle. Pour maintenir Libertalia en tant que colonie permanente, l’équipage de Misson décide de garder les jeunes femmes musulmanes capturées comme épouses. Lorsqu’il s’occupe des prisonniers portugais repris que Misson avait précédemment persuadé son équipage de libérer, le capitaine Tew convainc ses équipages combinés et ceux de Misson d’appliquer la peine capitale, contre les objections de Misson et Caraccioli, montrant qu’ils ne sont plus en mesure de maintenir un général consensus parmi les Liberi sur des questions importantes.

Bientôt, l’équipage du capitaine Tew se dispute avec l’équipage de Misson, Tew préconisant que la querelle soit réglée « par l’épée ». [page 99] Caraccioli demande à Tew d’utiliser « l’autorité qu’il avait sur son équipage » pour résoudre le conflit par « un accord à l’amiable », puis soutient que pour éviter un conflit futur, un système de gouvernement formel devrait être établi. [page 99] Des arguments courants à l’époque en faveur d’un gouvernement légal sont mis en avant, notamment que sans « lois coercitives, les plus faibles seraient toujours les victimes », et que les différends devaient être résolus par des « personnes calmes et désintéressées » conformément à avec « raison et équité », plutôt que par les contestataires passionnés et partiaux eux-mêmes. [p. 99 – 100]

Les pirates assemblés choisissent une forme de démocratie représentative comme forme de gouvernement « la plus agréable », « où le peuple [sont] eux-mêmes les créateurs et les juges de leurs propres lois ». [page 100] Ils sont divisés en groupes de dix, chaque groupe élisant un représentant pour se joindre aux autres représentants « pour faire des lois saines pour le bien de l’ensemble ». [page 100] Mais les représentants ne doivent se réunir qu’une fois par an, le pouvoir exécutif étant exercé par un « Conservateur » (Misson étant le premier) élu pour un mandat de trois ans, et un cabinet ou conseil exécutif choisi par lui.

En plus d’abandonner leurs anciennes formes collectives informelles de prise de décision, Misson et son équipage, en s’unissant formellement au capitaine Tew et à ses hommes, renoncent à la répartition communiste des richesses qu’ils avaient suivie sur leur navire au profit d’un système de propriété. Alors que le trésor et le bétail qu’ils avaient accumulés devaient être « également divisés », toute terre que l’un d’eux jalonnait devait « être considérée comme sa propriété », qui ne pouvait être « aliénée que par une vente ». [pages 100]

Le processus par lequel Misson et son équipage en viennent à adopter un système formel de gouvernement, avec des lois coercitives et une autorité exécutive, ainsi qu’un système de propriété privée, reflète les récits hypothétiques des théoriciens du contrat social, notamment John Locke (1632- 1704), du passage de l’« état de nature » à la société civile. Locke a publié ses Two Treatises of Government en 1689, quelques années seulement avant que le capitaine Misson et son équipage ne soient prétendument actifs.

La description de Locke de «l’état de nature» qui précède la création de l’État aurait également pu être une description de la vie à bord du navire de Misson avant la création de Libertalia. Dans « l’état de nature » de Locke, tout le monde est libre et égal et la propriété est initialement détenue en commun. Cependant, à mesure que les gens commencent à revendiquer la propriété de la terre et d’autres choses, telles que les biens qu’ils produisent, sur la base du travail qu’ils y ont fourni, et à échanger des choses de valeur économique au moyen de contrats, il devient nécessaire d’établir un système de lois coercitives pour faire respecter les contrats, résoudre les conflits et protéger la vie, la liberté et la propriété. Et c’est ce que dépeint l’auteur de l’Histoire des Pyrates à propos de Misson et de son équipage.

Alors qu’ils naviguent sur leur navire, Misson et son équipage sont dans un « état de nature », sans système formel de lois ni d’institutions politiques, et tout est en commun. Une fois qu’ils sont allés à terre et ont trouvé Libertalia, ils établissent un régime de propriété privée et promulguent « un grand nombre de lois saines ». Ils confient la gestion de leurs affaires à leurs élus, qui ne siègent qu’une fois par an, et au nouveau pouvoir exécutif, dirigé par Misson, transformant l’organisation anarchique qu’ils ont adoptée en mer en une sorte d’« État » pirate après avoir s’installer à terre. [page 101]

Il se peut que l’auteur de l’Histoire des Pyrates ait pensé qu’une société anarchiste égalitaire était possible à petite échelle, comme un navire, mais qu’elle était irréalisable par rapport à des groupes plus importants ou des colonies sur terre, où tout le monde ne partagerait pas le mêmes buts ou intérêts, comme ceux partagés par un équipage de pirates unis dans une entreprise commune à bord d’un navire où chacun devait faire sa part pour que le navire fonctionne. Bien que la démocratie représentative que les Liberi adoptent soit beaucoup plus radicale que tout ce qui existe en Europe, et plus radicale même que la démocratie parlementaire prônée par les Niveleurs dans la Révolution anglaise, ce n’est pas une forme anarchiste d’organisation sociale, se rapprochant d’une démocratie libérale. conception de la politique.

L’histoire des Pyrates décrit une autre colonie de pirates à Madagascar fondée par un groupe dissident de l’équipage du capitaine Tew. Au début, ils semblent être encore plus libertaires que les Liberi. Ils se considèrent comme étant « libres et indépendants de tout le monde » et n’ont aucun désir de « se soumettre à aucun gouvernement ». L’un d’eux est élu « gouverneur » pour trois mois à la fois, mais uniquement pour résoudre les « questions de petite différence qui pourraient survenir ». Le gouverneur sortant ne peut pas se présenter à une réélection, de sorte que chaque membre du groupe aura un tour à ce poste. [page 103] Jusqu’à cette partie de l’histoire, leur forme d’autonomie gouvernementale est plus radicale que la démocratie représentative adoptée à Libertalia, et se rapproche des formes d’auto-organisation prônées par certains anarchistes.

Mais ensuite, il s’avère qu’ils aimeraient être reconnus comme une colonie anglaise, prêts à se soumettre « à quiconque viendra avec une commission d’un gouvernement légitime ». Comme d’autres vrais pirates, ils ont voulu rejoindre la société civile, et avoir effacé « l’odieuse Appellation des Pyrates » pour éviter d’être punis pour leurs crimes. [page 103] Leur « gouverneur » actuel, l’ancien quartier-maître de Tew, présente à Tew une proposition détaillée pour la colonie, qui, comme toute autre colonie, exploitera les ressources naturelles trouvées à Madagascar, en utilisant une main-d’œuvre bon marché, y compris des esclaves, qui sont censés être beaucoup moins cher que les esclaves utilisés dans les Caraïbes. [page 104] L’ancien quartier-maître va même jusqu’à vanter le projet de colonie comme offrant un « frein aux pyrates » efficace ! [page 105]

Bien qu’elle soit également probablement fictive, cette autre colonie de pirates reflète plus fidèlement la réalité de la piraterie anglo-américaine pendant son soi-disant « âge d’or » (environ les années 1690 à 1730). Contrairement au capitaine Misson et à son équipage, lorsque de vrais pirates saisissaient un navire contenant des esclaves dans le cadre de la cargaison, ils étaient souvent revendus à des marchands d’esclaves ou utilisés comme esclaves à bord du navire des pirates. [Kuhn, p. 66 & 70 – 71]

Les pirates opérant à partir de Madagascar étaient activement impliqués dans la traite des esclaves, en concurrence avec la Royal Africa Company, qui avait obtenu le monopole de la Couronne anglaise sur la traite des esclaves le long de la côte ouest de l’Afrique. Dans les années 1690, bien que les Néerlandais et les Français aient été les plus actifs dans l’exportation d’esclaves de Madagascar, les Anglais et leurs colons marchands nord-américains prenaient pied, utilisant des pirates « comme courtiers culturels dans la traite des esclaves ». [McDonald, « ‘A Man of Courage and Activity’: Thomas Tew and Pirate Settlements of the Indo-Atlantic Trade World, 1645-1730, » pp. 12 – 13] par Adam Baldridge, qui « servit à la fois les pirates et les marchands d’esclaves ». [Kuhn, page 143] L’établissement d’un poste de traite des esclaves semble avoir été l’un des principaux objectifs de la colonie. [McDonald, pp. 13 – 14] Baldridge a été chassé de Madagascar par les indigènes locaux en 1697 après avoir capturé certains d’entre eux pour les vendre comme esclaves. [Kuhn, page 66]

Le capitaine Misson et son équipage, ainsi que leur colonie, Libertalia, sont donc utopiques non seulement dans le sens d’être un idéal imaginaire, mais dans le sens négatif plus populaire du mot comme étant irréaliste. Néanmoins, l’histoire du capitaine Misson, de son équipage et de Libertalia a peut-être suggéré à certains lecteurs qu’un autre monde est possible, un monde dans lequel les gens peuvent vivre en liberté, sans asservir ou exploiter les autres, en adoptant leurs propres formes libertaires d’auto- organisme.

Il est à noter que Libertalia n’est pas décrite comme s’effondrant finalement en raison d’un conflit interne, ce qui implique que l’auteur pensait qu’elle avait une forme d’organisation viable. Au lieu de cela, Libertalia est détruite par une attaque surprise des autochtones, ce qui semble inexplicable, car contrairement à Adam Baldridge, les Liberi n’ont jamais tenté d’asservir les populations locales. [Histoire des Pyrates, Vol. II, pp. 106 – 107] Misson et la plupart de son équipage survivant partent sur un sloop, peut-être pour retourner en Europe, mais ils sont tous perdus dans une tempête. [page 108]

Cette fin malheureuse sert un certain nombre d’objectifs communs dans les histoires utopiques – elle explique pourquoi la société / le lieu utopique n’existe plus et pourquoi il est difficile de confirmer l’exactitude du conte. Les lecteurs peuvent alors accepter plus facilement que l’histoire puisse être vraie, afin que l’histoire puisse leur servir de source d’inspiration. La fin trahit aussi incidemment la propre mentalité colonialiste de l’auteur, dépeignant l’attaque des peuples autochtones contre Libertalia comme entièrement non provoquée, contrairement à la réalité de la situation, où l’attaque contre le poste de traite de Baldridge a été provoquée par sa tentative de les asservir. Néanmoins, il faut attribuer un certain crédit à l’auteur de l’histoire de Misson pour son opposition éloquente à l’esclavage, contrairement aux vrais pirates opérant à partir de Madagascar.

Une comparaison entre le capitaine fictif probable Misson et le vrai capitaine Tew et son équipage souligne le fossé entre le portrait idéalisé de Misson en tant que bon pirate et la réalité de la piraterie à son âge d’or. Il est très improbable que Tew ait libéré des esclaves d’un navire négrier, de son propre gré ou sous la direction de quelqu’un d’autre. Lorsque Tew se rendit à Madagascar à l’automne 1693, son port d’escale n’était pas le Libertalia fictif mais le poste de traite des esclaves de Baldridge. [McDonald, page 10]

Bien qu’il ne semble pas qu’aucun des hommes de Tew ait établi sa propre colonie à Madagascar, « plusieurs dizaines » d’entre eux sont restés au poste de traite de Baldridge lorsque Tew a navigué vers Rhode Island et New York, où les marchands étaient en train d’établir un approvisionnement moins cher en esclaves de Madagascar. [McDonald, page 18] Quatorze de ceux qui sont restés, se sentant à court d’argent, «se sont divisés en deux groupes de sept pour se battre à mort sur la plage, le vainqueur emporte tout. Les deux survivants du match à mort se sont partagé le butin. [McDonald, page 18] La réalité de la vie des pirates à Madagascar n’était ni édifiante ni inspirante.


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