L’interdiction de RT et Spoutnik crée un grave précédent (d’une légalité douteuse) contre la liberté d’expression

Que la Russie bloque les médias et les réseaux sociaux relève de la censure, mais l’Europe a également un problème en ce qui concerne la liberté d’expression. La décision de l’Union européenne de bloquer les médias Spoutnik et Russia Today (RT) pour leur « désinformation nuisible » a remis sur le tapis le débat sur la mesure dans laquelle la liberté d’expression est limitée.

Un débat qui n’est pas que politique, puisque certains experts soulignent que cette interdiction n’est pas légale, puisqu’elle correspond aux différents pays et non à l’Union européenne cette décision de bloquer les médias.

De Twitter à Telegram, toutes les grandes plateformes se conforment au blocus. En regardant Sputnik ou RT, il était facile de se rendre compte que la plupart des informations étaient focalisées d’un point de vue similaire à celui défendu par le gouvernement de Vladimir Poutine. Pour tenter d’empêcher « la machinerie médiatique du Kremlin de répandre ses mensonges », la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé cette mesure, qui est entrée en vigueur quelques jours plus tard lors de sa publication au journal officiel de l’Union européenne.

Depuis, des plateformes telles que Twitter, YouTube ou Facebook ont ​​bloqué les comptes de Russia Today. Ainsi que les opérateurs. Et même Telegram, une application de messagerie qui maintient une politique d’intervention assez faible, a décidé de bloquer ces médias.

« Les règles sont claires. Il ne peut y avoir de contournement. Tous les acteurs doivent assumer leurs responsabilités. Premièrement, parce que c’est la loi dans l’UE. Deuxièmement, tout le monde a compris ce qui est en jeu », déclare Věra Jourová, vice-présidente des valeurs mobilières et transparence de la Commission européenne.

En France, la présidente de RT, Xenia Fedorova, a tout de suite contesté la validité légale d’une telle interdiction, allant jusqu’à parler d’une «violation de l’Etat de droit» et de «censure», des termes récurrents dans la rhétorique du groupe déjà employé lors de l’interdiction de la chaîne en Allemagne début février.

Bloquer la propagande russe est une mesure « exceptionnelle ». « On va essayer de le garder le moins possible mais aussi longtemps que nécessaire. Ça devrait être une exception unique, mais il y a une guerre », se défend la ministre néerlandaise Alexandra van Huffelen. Cette exception a été mise en évidence par la position de plusieurs hommes politiques de différents pays, qui ont exprimé leur inquiétude quant à la liberté d’expression et aux éventuelles contre-mesures contre les journalistes de l’Union européenne en Russie, qui ont fini par avoir lieu. Cependant, « au final, personne n’a voulu défendre un outil de propagande russe » et le blocus a fini par être approuvé.

« Un acte de censure contre-productif » pour lequel ils n’ont aucun pouvoir. « Pour la première fois dans l’histoire moderne, les gouvernements d’Europe occidentale interdisent les médias », a averti la Fédération européenne des journalistes. « Il convient de rappeler que la réglementation des médias n’est pas de la compétence de l’Union européenne. Nous estimons que l’UE n’a pas le droit d’accorder ou de retirer des licences de transmission. Il s’agit d’une compétence exclusive des États. »

« Cet acte de censure peut avoir un effet totalement contre-productif sur les citoyens qui suivent les médias interdits. A notre avis, il vaut toujours mieux contrer la désinformation en dénonçant leurs erreurs factuelles ou leur mauvais journalisme, en démontrant leur manque d’indépendance financière ou opérationnelle, en mettant en avant leur loyauté envers les intérêts du gouvernement et leur mépris de l’intérêt public », explique l’Association européenne des journalistes.

En effet, en France, c’est bien l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), ancien CSA, qui a le pouvoir de couper le signal d’une chaîne selon l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication. Le recours à cette sanction, en cas de manquement grave à la convention signée entre le régulateur et la chaîne, est très rare. L’Arcom-CSA l’a fait une seule fois dans son histoire, en 2004, en résiliant l’autorisation d’émettre de la chaîne libanaise Al-Manar pour la diffusion de programmes à connotation antisémite.

Le sixième alinéa de l’article 42 de la même loi évoque le cas plus particulier des médias contrôlés «par un Etat étranger ou placée sous l’influence de cet Etat» et de la possibilité de résilier la convention «si le service ayant fait l’objet de ladite convention porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses informations».

Une vague interdiction d’une légalité douteuse. Le juriste Joan Barata, expert international de la liberté d’expression et membre de la Plateforme pour la liberté de l’information (PLI), explique que ces décisions « doivent être prises par le régulateur du pays d’origine » et qu’ »elles ne peuvent être fondées sur une évaluation générale du contenu, mais dans des infractions spécifiques ». En d’autres termes, en plus de devoir être la France, l’Espagne ou l’Allemagne qui établissent le blocage, le contenu doit également être revu au cas par cas et non un blocage général de l’ensemble du média.

Selon l’expert : « les restrictions à la liberté d’expression doivent être fondées sur les principes de légalité, de légitimité et de proportionnalité. Aucune d’entre elles n’est suffisamment justifiée dans cette vague interdiction par la Commission européenne ». Le cas de RT est particulièrement complexe car « la structure même et le fonctionnement de RT en font un instrument exceptionnel et hautement sophistiqué de manipulation de l’opinion publique », explique Barata.

L’Union européenne autorise RT et Sputnik à mener des investigations et des entretiens. L’application du blocus est délicate, car des droits fondamentaux comme la liberté d’expression et d’information ou le droit à la liberté d’entreprendre sont touchés. La Commission européenne le reconnaît dans son texte et interdit donc la diffusion d’informations mais n’empêche pas ces médias russes de mener des enquêtes ou des interviews.


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