Nomadisme vs sédentarité

Jusqu’à présent, l’histoire a été racontée du point de vue des sédentaires, jamais des nomades. Cette injustice, exprimée par Gilles Deleuze et Felix Guattari dans l’ouvrage « Mille Plateaux », vient d’être plus que réparée : l’Homme nomade de Jacques Attali est une œuvre extraordinaire. C’est la grande épopée de l’aventure nomade et, comme toute tentative risquée de réinterprétation de l’histoire, elle touche à plusieurs disciplines : anthropologie, religion, économie, politique.

Si l’histoire « n’est jamais une leçon pour l’avenir », comme le dit Attali, elle offre de nombreux éléments pour comprendre le phénomène de la mondialisation, dernière expression du nomadisme : « La mondialisation marchande continuera à accélérer la migration des hommes, des entreprises et des choses ; elle créera de nouvelles catégories de voyageurs – cadres, expatriés, nomades urbains, routiers, routards, routards, voyageurs électroniques ; elle inventera de nouvelles formes de curiosité – vers de nouveaux sports, de nouveaux jeux – et de nouveaux instruments de voyage – réels ou imaginaires ».

Jacques Attali, intellectuel organique – écrivain prolifique, conseiller de Mitterrand, fondateur de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement – commence par réfuter la légende noire des nomades. Ils ne sont pas les « barbares » que certains historiens ont dépeints, dans la meilleure tradition des Grecs et des Romains qui appelaient « barbarus » ceux qui ne parlaient pas leur langue.

Et ce n’est pas le cas, l’humanité leur doit des réalisations essentielles : la maîtrise du feu, la chasse, les langues, l’agriculture, l’élevage, les chaussures, les vêtements, les outils, les rituels, l’art, la peinture, la sculpture, la musique, le calcul, la roue, l’écriture, le droit, le marché, la poterie, la métallurgie, l’équitation, le gouvernail, la marine, le monothéisme, la démocratie. Sans aucun doute, un héritage fondamental qui laisse peu de place à l’invention pour les sédentaires de demain, à commencer par les Romains : l’invention de l’État, de l’impôt, de la prison, de l’épargne et, plus tard, du fusil et de la poudre à canon.

En termes de chiffres, la balance penche également en faveur des nomades : cinq millions d’années contre cinq millénaires de vie sédentaire. En réalité, la sédentarité est une brève parenthèse dans l’histoire de l’humanité. L’homme est né du voyage, c’est la course d’un bipède – l’australopithèque – qui descend des arbres, se redresse sur ses deux jambes et part à travers les étendues sauvages d’Afrique, d’Europe, d’Asie centrale, d’Inde, d’Indonésie et de Chine.  » Il mesure désormais l’espace en jours de marche : pour lui, la distance n’est que du temps. Il n’accumule pas, il n’économise pas, il ne garde rien en réserve. Il ne détruit ni son environnement ni les ressources renouvelables ; il ne fait que transmettre des objets nomades, comme le feu, les connaissances, les rites, les histoires, les haines et les regrets….. La musique est leur principale expression artistique. Ils dessinent, sculptent et décorent leurs premières tombes : les premiers sédentaires sont les morts ».

Le sédentarisme triomphe mais l’empreinte du nomadisme reste dans l’histoire. Le nomadisme persiste et l’État – l’invention des sédentaires – veut les dominer et les réduire. Les nazis étaient particulièrement implacables envers deux peuples nomades, les Tziganes et les Juifs. Le XVIe siècle a vu le début de la première mondialisation, le premier nomadisme marchand qui a rendu possible la circulation des biens, des idées et des marchands – et non des pauvres – suivi d’une période de répression et de fermeture des frontières.

La même chose se produira aux 19e et 20e siècles. Jacques Attali voit l’histoire comme une tension permanente entre les courants du nomadisme et de la sédentarité. Ces dernières années, avec la mondialisation, le pendule a basculé vers le premier. Mais c’est un nomadisme dangereux, sans altruisme ni responsabilité collective, qui exacerbe l’égoïsme, fait l’apologie du moi, de la réussite personnelle et des plaisirs solitaires.

Le nouvel empire du marché est déchiré entre la démocratie et la foi : peut-il y avoir une synthèse entre le nomadisme et ses valeurs d’obstination et d’hospitalité, et la vie sédentaire avec ses valeurs de vigilance et d’économie ? Attali mise sur une Terre enfin accueillante pour les voyageurs de la vie.


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